Discours de Romain Pasquier, 7 avril – Ploufragan.
La Bretagne (…) ne doit pas être considérée comme une projection de la France continentale vers l’océan, ni comme une simple continuation de l’Ouest intérieur. L’envisager ainsi serait s’exposer inévitablement à ne pas la comprendre ». Par ces mots, déjà en 1913, André Siegfried soulignait dans son Tableau politique de la France de l’Ouest, l’originalité de la Bretagne et sa relation complexe à la France.
En ces temps troublés où la question territoriale est plus que jamais en haut de l’agenda politique, cette analyse du père fondateur de la science politique française raisonne de manière singulière.
La Bretagne fait face en effet à des défis multiples de cohésion économique, de cohésion territoriale de fatigue démocratique. Comme la France me direz-vous ? Oui sans doute mais son histoire multiséculaire, son identité puissante et ouverte, sa capacité d’action collective maintes fois célébrée lui donne aujourd’hui une responsabilité particulière.
La Bretagne peut montrer la voie, la voie d’un modèle développement productif, mais plus sobre, la voie d’un modèle démocratique, mais plus inclusif, la voie d’un modèle d’action publique performant, et donc plus décentralisé.
Et, c’est en recherchant dans l’ADN de son modèle d’action collective qu’elle peut construire ce laboratoire d’idées, qu’elle peut identifier les leviers d’actions pour y parvenir.
La Bretagne est la fille du temps long et du temps court. Le temps long renvoie à sa géographie péninsulaire, ses paysages entre armoret argoat, sa culture celtique et gallo-romaine. Le temps court renvoie à un modèle politique singulier qui, aux côtés de la société civile, des patrons, des associations, des syndicats a permis un rattrapage économique et social inédit dans l’histoire européenne récente.
Je pose donc devant vous ce matin trois questions simples.
Qu’est-ce que le modèle breton ?
A quelles mutations doit-il faire face ?
A quelles conditions ce modèle peut-il nous permettre de faire face aux problèmes collectifs d’aujourd’hui et demain ?
Qu’est-ce que le modèle breton ?
En 1947, la Bretagne constituait la région la plus pauvre de France, après la Corse. En un peu plus d’un demi-siècle elle est devenue une des régions françaises les plus dynamiques sur le plan démographique, économique, une région caractérisée aussi par un modèle de développement relativement équilibré entre villes et campagnes, une région de culture ascendante où associations et corps intermédiaires donnent tout leur sens à l’idée de développement local.
Ce modèle a été rendu possible par plusieurs éléments.
Premièrement une mobilisation périphérique sans équivalent en France, le comité d’études et de liaison des intérêts bretons (CELIB). Ce mythique CELIB a facilité l’émergence d’un consensus régional sur l’industrialisation et le désenclavement entraînant dans son sillage un large éventail d’acteurs politiques, économiques, sociaux et culturels.
Deuxièmement le modèle breton a développé un rapport privilégié à l’État central et à l’Europe. Si la Bretagne a été la fille préférée de l’aménagement du territoire à la française (plan routier, lignes ferroviaires etc.), elle l’a été aussi de la politique agricole commune ou de la politique de cohésion territoriale de l’Union européenne. Rappelons-nous que c’est en Bretagne, à St-Malo, en 1973, que la première organisation de régions européennes a vu le jour, la Conférences des régions périphériques maritimes d’Europe (CRPM/CPMR) dont le siège est à Rennes.
Enfin, troisièmement, ce modèle repose sur des valeurs politiques et sociales singulières ancrées dans l’histoire de la Bretagne : la croyance dans solidarité sociale, le travail, l’éducation, la décentralisation, l’Europe, la croyance profonde que le singulier, quand il est ouvert et valorisé, peut mener plus facilement à l’universel.
Un modèle en mutations
Or, ce modèle, cela n’a échappé à personne, est entré en phase de transition, comme la France, comme l’Union européenne. Ce modèle doit faire face à une série de paramètres de changement.
Le premier paramètre est économique. La mondialisation dessine une nouvelle géographie économique dessinant une carte inédite des gagnants et des perdants. Le défi climatique rend urgent une révision de nos politiques énergétiques, agricoles, de logement, d’habitat, de mobilité.
Le second paramètre est institutionnel. Les scènes européenne et mondiales sont aujourd’hui devenues des arènes incontournables de la régulation politique et économique pour faire face aux grands problèmes collectifs qui menacent, du terrorisme au réchauffement climatique en passant par l’explosion des inégalités sociales.
A l’échelle nationale, la République est désormais décentralisée mais l’hyper présidentialisme semble s’accroitre à mesure que le modèle hexagonal s’essouffle, malade d’une verticalité et d’un conservatisme technocratique unique au monde.
Le troisième paramètre est social mais aussi culturel. En quelques décennies la société bretonne, comme la société française, a beaucoup changé. C’est une société plus éduquée, une société plus individualiste, une société plus connectée, une société plus cosmopolite.
Un modèle à réinventer
Face à ces changements structurels qui sont là, rien ne serait pire que de faire l’autruche, d’adopter une posture nostalgique du « c’était mieux avant ».
Bien au contraire, la Bretagne a les moyens de constituer un laboratoire du modèle de développement de demain. Pourquoi y croire ? Parce qu’elle a réussi en soixante ans à renverser le stigmate du sous-développement et de la différence. Qui n’est pas fier d’être breton aujourd’hui ?
Elle doit s’appuyer sur ses forces de cohésion et d’action collective pour accompagner la société civile, les collectifs citoyens, les entrepreneurs engagés dans cette transition économique, sociale et écologique.
Le défi n’est pas mince. Car paradoxalement le modèle français a affaibli la Bretagne depuis une trentaine d’années. La décentralisation a fragmenté le pouvoir politique en une myriade de féodalités locales. Pourtant, la Bretagne a besoin d’idées nouvelles et de leviers puissants pour leur donner corps face à une noblesse d’Etat qui continue de refuser l’inéluctable. L’inéluctable, c’est l’avènement d’une société plus ascendante et horizontale.
La Bretagne, comme les autres régions françaises et européennes doit faire face à des mutations socioéconomiques majeures, à des inégalités territoriales croissantes. Des pans significatifs de la population bretonne souffrent, à l’impression de faire partie des perdants. Les braises des Bonnets rouges ou des gilets jaunes sont loin d’être refroidies.
Deux scenarii s’offrent dès lors à la Bretagne. Le scénario de la normalisation tout d’abord. Celui de se normaliser, de ne plus se révolter, d’accepter un déclin lent, presque rassurant mais continu, et donc subir les changements présents ou à venir. Je ne vous cache pas que ce n’est pas le scénario que je souhaite à la Bretagne.
Ou, au contraire, on peut imaginer un scénario alternatif celui de la différenciation. Comme elle l’a toujours fait dans son histoire, elle peut faire le choix de se différencier, de montrer la voie. Elle a par le passé montré la voie l’aménagement du territoire à travers le CELIB, elle a montré la voie du développement local par la participation citoyenne avec Paul Houée dans le Mené, elle a montré la voie de l’identité heureuse du local à l’Europe, elle a montré la voie d’une cohabitation intelligente et fructueuse entre ceux qui ont la foi, ceux qui croient, et ceux qui ne croient pas.
La Bretagne a dans son ADN collectif toutes les ressources et les idées pour accompagner la grande transformation que nous vivons. Mais les idées doivent trouver des réponses, c’est-à-dire des collectifs ou des institutions qui concrétisent les projets en politiques publiques afin de faire advenir le changement.
Or, en l’état, la Bretagne n’est pas prête, la France nous a légué une armée mexicaine. La Bretagne doit impérativement remédier à sa fragmentation politique en se dotant d’une collectivité intermédiaire unique qui puisse être en capacité d’être le chef d’orchestre d’un droit à la différenciation, d’un véritable pouvoir normatif sur l’ensemble des politiques non régaliennes
A l’heure ou je vous parle, la Bretagne reste engluée dans le modèle vertical à la française.
En dépit des efforts des uns et des autres, elle prend du retard sur des sujets cruciaux si on la compare à nombre de territoires d’Europe du Nord : énergies renouvelables, mutations du modèle agricole, politiques de mobilité, innovations éducatives ou du vivre ensemble.
Pour que la Bretagne valorise ses différences elle doit absolument revoir son modèle de gouvernement.
La collectivité unique de Bretagne, l’assemblée de Bretagne pour reprendre l’heureuse formule de Jean-Jacques Urvoas et Daniel Cueff, n’est pas un fétiche. C’est la condition politique du renouveau. Sans une capacité normative et financière nouvelle, je crains que les bonnes idées du Breizh lab ne soient digérées par l’inertie formidable du mille-feuille hexagonal.
Or l’idée du Breizh lab c’est précisément un autre choix
C’est le choix d’une Bretagne qui n’attend pas de grand soir. Elle a raison, Il ne viendra pas. Elle doit se réformer elle-même pour être plus forte en France et en Europe et, encore une fois, fidèle à elle-même, montrer la voie de la justice territoriale.
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